Granada / Sacromonte |
1.
Je revenais
d'un long voyage,
le regard lourd
des chaleurs citadines traversées,
l'odeur de tous
les chiens du monde comme un collier à mes chevilles ;
je n'avais plus
les mêmes mains.
Je revenais de
loin
et comme un
train qui traverse les montagnes - silencieuses dans la chaleur -
les forêts de
sapins, verts et noirs,
je voulais
trouver la mer.
Nous
avions rendez-vous au Cafe de las
flores,
une
toute petite boutique.
«
Ils
vont faire tomber l'immeuble juste en face.
Les
services de la ville vont dynamiter le vieil immeuble pour construire
autre chose,
peut-être
un parc, ou agrandir les rues.»
Maria
ne voulait pas rater l'éboulement,
les
étages qui tombent, l'effondrement et cette place neuve soudain
faite au milieu de la ville.
Entendu
par hasard à la radio du matin,
«15h
15, début des manœuvres. Les rues alentour seront bouclées dès
13h,
pour
des raisons de sécurité.»
Maria
rentrait de Malaisie.
La
façade de l'immeuble est entièrement couverte de tags
et
il y a un garçon aux yeux verts
grand
sur trois étages,
avec
de larges mains
une
nuque en
osier,
sans doute pleine de vigueur
et
sous ses pieds, du même vert que ses yeux :
P.
L. mort d'exaltation et de fatigue, avril 87.
Todo
tu cuerpo me falta.
6.
La
chambre de Maria est grande,
blanche,
murs et plafond,
le
dessus de son lit est garance.
J'ai
posé mon sac dans la maison voisine.
J'ai
peu de choses :
1
paire de chaussures, 2 pantalons, quelques tee-shirts et 1 pull
chaud,
le
manteau, 1 couteau et du papier.
Je
n'ai aucune image,
ni
carte ni photo.
En
fin de journée le bruit de la ville vient se plier au bas de nos
portes,
nous
entendons venir le soir.
A
ce bruit, tout le corps répond,
entièrement
la peau se tend, devient tambour,
devient
forêt humide,
algue
des profondeurs dont l'océan autour est tout entier sang et lymphe.
La
route
qui
tout le jour a brûlé, va rendre,
heure
après heure,
la
chaleur.
Je
recopie les mots laissés par Maria, sur la table :
Je
me sens dans cette ville comme dans un corps, j'ai cette sensation
très lumineuse d'être caressée depuis l'aube, par ses longs poils
et ses muqueuses, par sa peau grattée sentant goudron, gasoil mal
brûlé, tabac et d'autres odeurs mystérieuses.
Je
crois que dans le ventre des animaux il y a des rêves de tendresse.
En
écrivant, ce matin,
je
pense à toi, dans ta station sous-marine,
à
chercher l'espace au fond de l'océan,
à
ne jamais te résoudre à ce qui est,
à
chercher d'autres cieux.
Quel
corps fantasmé te fabriques-tu ?
9.
A perte de vue,
la mer nous entre dans la tête et tout le corps,
tu as toujours
ta robe blanche.
Après cette
longue nuit d'amour nous avons pris le bus tôt ce matin,
pour dormir
quelques heures et s'éveiller ici.
Nous voudrions
passer à gué,
marcher
plusieurs jours jusqu'au Maroc.
Les eaux de la
mer d'Alboran nous en empêcheront toujours,
même si le
vent porte à nous tout le poivre de la côte.
Nous étions
loin cette nuit,
loin de la
ville, des trains de nuit, des snacks, des Repsol 24/24 !
Tu te souviens
du tatouage que portait cet homme à Gibraltar ?
Le long de sa
jambe, en lettres noires :
De l'autre
côté de mon corps est une nuit profonde,
dormez
chiens frénétiques qui gardez les couleurs.
Et
sur le dos, presque comme un croquis :
Où est l'Or
de nos rêves ?
Il
disait :
«
C'est
un passage, le lieu même du mouvement,
du
rocher tu aperçois l'étranger qui te regarde
de
ses yeux aussi noirs que les tiens
tu
voudrais y aller d'un vol, sauter, qu'il t'accueille dans ses bras,
manger
là-bas, danser jusqu'à extinction de tes pieds
et
revenir dormir ici. »
A
Gibraltar je voulais te parler de l'écriture, cette nuit-là,
tu
avais ta robe blanche et tu dansais à corps-se-rompre,
cette
nuit-là je venais de comprendre que je n'arrêterais jamais
d'écrire,
que
les voitures, les pistes d'atterrissage, les vagues qui se brisent,
les hitchhikers, les cargos,
tout
ce que la ville peut contenir d'oiseaux,
étaient
phrases, mots, images,
et
que le rythme qui me saisissait à leur approche était déjà une
écriture,
même
si les mots viendraient plus tard.
La
radio, comme une trêve dans ma réflexion :
«
During the night we've lost a cargo boat off the coast of Ceuta...»
puis
le serveur :
«
the bill please »
Ecrire pour
s'inventer un corps qui n'a ni pied ni hanche,
qui ne se
disloque pas, qui irradie : un vol d'étourneaux ou la distance entre
deux montagnes.
Ecrire pour se
donner du temps pour rire.
Mais
pour pouvoir écrire il faut avoir le regard habité par un autre
et
le corps de cet autre, parfois, au fond des mains.
Je
sais que ta tristesse est là.
Je
la sens.
Les
premiers baigneurs arrivent, posent leur serviette et leur parasol,
tu
regardes.
Dans
le soleil d'alors les corps sont incroyablement beaux,
comme
des biscuits, on en voit chaque aspérité,
la
lumière les habille, les fait bouger, battre, renoncer à tout le
sommeil en retard,
et
tu regardes toutes les épaules qui sortent encore de l'eau,
le
bas des corps qui disparait dans les vagues.
Nous
allons repartir, dans deux heures peut-être, peut-être plus,
je
te regarde, la robe blanche de Gibraltar,
-
achetée au hasard, très vite, les yeux fermés,
la
main tendue : c'est
celle-là
!
Celle-là
? Oui, rien d'autre,
celle-là
! -
et
la mer qui nous éblouit, à perte de vue, nous entre dans la tête
et tout le corps.
Au
dos de l'addition j'avais noté cette comptine :
Sur la
route reviens à moi
sur la
route retourne-toi
je sais
que ta tristesse est là
mais
s'il te plaît ne m'oublie pas